Au petit matin, un père et son fils remontent leurs filets à Thi Tuong, un lac de 700 hectares dans la province de Ca Mau et le plus grand lagon naturel du delta. Il abrite des centaines de foyers qui, depuis des générations, dépendent entièrement de ces ressources marines pour leur subsistance. Ces hommes gagnent un peu moins de quatre euros par jour en vendant leurs poissons à des intermédiaires locaux.
Avec l’amélioration des infrastructures sous forme de routes et de ponts, le marché flottant de Cai Rang décline lentement, les vendeurs préférant la facilité et la rapidité du commerce sur la terre ferme. Aujourd'hui, il y a presque plus de barques de touristes que de bateaux de marchandises dans la baie.
Cette embarcation est utilisée depuis une cinquantaine d'années dans le delta pour naviguer plus aisément la mangrove boueuse, ramasser des crustacés sur le chemin et aller vider les filets à l'horizon. Ly Tinh, 39 ans, de la commune de Mo O, a acheté le sien à un artisan de son village pour 15 euros. Il passe trois heures à récupérer ses filets et trier les poissons sur la jetée et gagne entre 4 et 12 euros par jour.
Des ouvrières étalent des poissons pour les faire sécher au soleil à l'usine Vinh Nghi, dans la périphérie de la ville de Song Doc. Soixante tonnes de poissons y sont transformées chaque jour par 140 employés, en majorité des femmes. Tous les poissons préparés dans cette usine sont exportés en Chine, partenaire commercial majeur du Vietnam.
Ces troncs sont chargés par des travailleurs sur une barge et sont vendus principalement comme bois de construction. Pour les gros cargos comme celui-ci, le transport fluvial reste le moyen le plus simple et le plus économique pour déplacer de telles charges.
Des adolescents dans le hameau de Thong Nhat dans la province de Bac Lieu fabriquent des paillasses. Le tissage de roseaux est une compétence traditionnelle transmise par les femmes de génération en génération, qui leur permet de tirer un revenu complémentaire face à l'instabilité de leurs récoltes agricoles.

De 1960 à 1990, la superficie des mangroves dans le sud du Vietnam est passée de 400 000 ha à 73 000 ha à cause de l'utilisation d'herbicides pendant la guerre d'Indochine et de leur conversion pour l'agriculture et l'aquaculture. Ce niveau a augmenté à 270 000 ha en 2015 grâce aux efforts de plantation du gouvernement et des ONG. Cette mangrove a repoussé naturellement sur la plage de Mo-O dans la province de Soc Trang et est désormais protégée. Une vingtaine de familles, principalement issues de la minorité khmère, s'y rendent quotidiennement à marée basse pour récolter des coquillages, des poissons et des sauteurs de vase atlantique, signe de bonne santé des mangroves, qu'ils peuvent vendre pour les plus gros à six euros le kilo.

Au marché de nuit de Can Tho, les clients arrivent en moto pour acheter de la nourriture fraîchement préparée. Environ 1,5 million de personnes vivent dans la cinquième ville du Vietnam, le centre économique, culturel, éducation, et médical du delta, en plein développement. Le salaire minimum au Vietnam est fixé à 150 euros par mois.
Dans la province de Soc Trang, un éleveur du village de Vinh Chau lève un filet pour vérifier la taille de ses crevettes dans l'étang qui borde sa ferme. La salinité accrue des terres a obligé la majorité des agricultueurs de la région à se reconvertir dans la crevette, une culture plus adaptée à l'eau salée.
Des crevettes élevées dans le delta du Mékong sont servies aux clients d'un restaurant. Pour répondre à l'énorme demande et aux opportunités d'exportations, un nombre croissant d'agriculteurs utilisent des anti-biotiques pour améliorer la santé des crevettes dans leurs exploitations. Cette surutilisation des produits chimiques a de graves répercussions sur l’environnement, comme la pollution des cours d'eau.
Dans un marché au centre de Can Tho, une vendeuse expose des calamars, crevettes et poissons. Ces produits sont les principales sources de protéines et de nutriments pour les habitants du delta, mais la surpêche, la pollution et les effets du changement climatique appauvrissent les stocks de ressources naturelles.
Le rythme du fleuve a permis à la région de fonder son économie sur la riziculture et de bénéficier de deux à trois récoltes par an. Façonné par des canaux, digues, vannes, fossés de drainage, barrages et écluses, le delta est l’un des environnements agricoles les plus productifs au monde. En 1997, le Vietnam devient le deuxième exportateur mondial de riz, juste derrière la Thaïlande, grâce au choix de souches à haut rendement et à la construction de ce réseau élaboré d’infrastructures. Le « riz miracle » apporte la prospérité et la culture traditionnelle du riz flottant est peu à peu abandonnée.
L'importance du delta du Mékong pour l'économie vietnamienne
12% de la superficie nationale et 19% de la population
50% de la récolte de riz
65% de l’aquaculture
70% des fruits
95% des exportations de riz
60% des exportations de poisson.
(Source : Mekong River Commission – 2017)
Mais en 2017, le Vietnam n’est plus que cinquième derrière l’Inde, la Thaïlande, les États-Unis et le Pakistan, en termes de valeur de riz exporté. Le delta doit faire face à une combinaison de problèmes qui minent la qualité de son riz. Son sol agit comme une éponge géante qui retient l’eau pendant la saison des pluies et la libère pendant la saison sèche, et est donc irrigué par une eau plus ou moins saumâtre selon les périodes. Le sel a toujours fait partie de cet écosystème mais depuis quelques années, son ratio n’est plus contrôlable.
En janvier 2016, la région est touchée par la pire sécheresse de son histoire contemporaine, provoquée par le phénomène El Nino, l’irrégularité des pluies et les nombreux barrages sur les affluents du Mékong (Chapitre 3). Le niveau du fleuve tombe à son plus bas depuis 1926, battant le « record » de 2006 et la moitié des 2,2 millions d’hectares de terres arables du delta sont touchées par un afflux d’eau salée qui contamine les sources potables et détruit les récoltes.
Taux de salinisation dans le delta pendant la sévère sécheresse de l’hiver 2015-2016 : quatre grammes de sel par litre d’eau est la limite maximum supportée par les plants de riz.
Source : Ministère de l’Agriculture et du développement rural – Académie du Vietnam pour les ressources en eau.
Le delta, qui ne se trouve qu’à un ou deux mètres d’altitude, est aussi identifié par le Fonds mondial pour la nature comme un des endroits les plus gravement menacés sur notre planète par la montée des eaux : « Une élévation d’un mètre du niveau de la mer pourrait dévaster considérablement neuf zones critiques de biodiversité, déjà affectées par l’activité humaine, dans le seul delta du Mékong ».
Selon le pire scénario d’une élévation d’un mètre au-dessus du niveau de la mer en 2100 comparé au niveau de 1986, les zones en rouge seront inondées de façon permanente et inhabitables en l’état, soit un tiers de la surface du delta :
Source : Ministère de l’Agriculture et du développement rural – Académie du Vietnam pour les ressources en eau.
D’autres études relativisent ces prévisions et se sont accordées sur une hausse maximum de 77 cm à la fin du siècle. Quoi qu’il en soit, c’est le phénomène d’affaissement qui préoccupe davantage les experts.
Depuis le début de son ouverture économique à la fin des années 80, le Vietnam a extrait des millions de mètres d’eau douce pour répondre aux besoins d’une société en soif de modernité. À cause de ce pompage massif destiné à l’eau potable, l’agriculture et les exploitations piscicoles et crevettières, le delta s’enfonce d’un à quatre centimètres par an, à un rythme trois à quatre fois supérieur à la hausse du niveau de la mer.
La première carte est une modélisation de l’affaissement du delta de 1991 à 2016. La deuxième carte se concentre sur l’année 2015, pendant laquelle le phénomène s’est accéléré.
« Le changement climatique, ce ne sont pas les grandes tempêtes que vous voyez à la télévision, ce sont toutes ces catastrophes individuelles de personnes… »
Dans un pays traumatisé par des décennies de guerre et de famine, la sécurité alimentaire reste synonyme de production intensive de riz. Duong Van Ni a survécu pendant la guerre avec un bol de riz par jour, mais pour le chercheur de l’université de Can Tho, il est temps de renoncer à cette monoculture : « Nous devons diversifier les cultures, réduire l’utilisation de produits chimiques, économiser les ressources en eau. Les efforts actuels pour produire de plus en plus de riz et d’autres cultures exportables ne sont pas viables ».
Duong Van Ni a commencé ses recherches sur le changement climatique à la fin des années 90 : « Je me suis rendu compte que nos agriculteurs étaient affectés. Depuis quelques années, leurs récoltes se soldaient par des échecs alors qu’ils appliquaient le même modèle – planter et récolter à un moment précis de l’année – depuis des générations. »
Il tire ses conclusions de l’observation intensive et régulière des fermiers. « Le changement climatique, ce ne sont pas les grandes tempêtes que vous voyez à la télévision, ce sont toutes ces catastrophes individuelles de personnes qui ne trouvent pas le sommeil tous les soirs car elles savent qu’elles n’auront pas assez à manger pour l’année. »
Reportage vidéo : L’homme qui voulait sauver le Mékong
Le professeur appelle à raviver les connaissances locales :
« Pendant trente ans de conflit, les gens ont été tellement déplacés qu’ils ne comprennent plus comment la terre sur laquelle ils vivent fonctionne. Le pire de la guerre, ce ne sont pas les morts, mais c’est d’avoir détruit notre culture, qui est la relation entre l’humain et la nature pour nous. Je n’enseigne pas aux gens la science, je leur apprends à survivre ». Portrait sur ses terres.
Depuis 2013, le gouvernement a adopté le Plan pour le delta du Mékong, un schéma destiné à sauver l’économie de la région en construisant des digues et réservoirs d’eau douce et de grains, en creusant des canaux, en surélevant les maisons et en accompagnant les locaux vers un nouveau modèle agricole. Fin 2017,
l’ajout d’une résolution a été saluée pour son engagement à poursuivre le développement du delta « de manière durable, sûre et prospère sur la base d’une agriculture de haute qualité en combinaison avec les services, le tourisme écologique et l’industrie, en particulier l’industrie de transformation des produits agricoles ».
De leur côté,
Duong Van Ni et ses collègues ont fondé l’Institut Dragon, en référence au nom vietnamien du Mékong – Cửu Long – soit les
« neuf dragons », comme les neuf branches qui se jettent dans la mer. La prochaine étape est de créer un réseau d’observation mondial sur les deltas via huit autres centres de recherche, dans le Mississippi aux Etats-Unis, le Nil en Egypte, la Rivière des perles en Chine, le Gange en Inde et au Bangladesh, le Danube en Ukraine, l’Amazone au Brésil et l’Irrawaddy en Birmanie.
« Tout ce que nous faisons subir aux deltas aura des impacts pendant des années. Le changement climatique est seulement un des problèmes : la pauvreté, la mondialisation, le développement industriel et les migrations doivent aussi être pris en compte. Le meilleur moyen de les sauver est par la durabilité et l’adaptabilité. »
CHAPITRE 2
CONCILIER CROISSANCE ÉCONOMIQUE NATIONALE ET PROTECTION DE L’ENVIRONNEMENT
Cet été, l’Europe a connu une épique canicule, tandis que la Californie fait face aux plus grands feux de forêt de son histoire, ramenant le changement climatique à la une. Dès 2009, le Fonds mondial pour la nature a estimé que le Vietnam fait partie des dix nations les plus exposées, en raison de son très long littoral – 3 400 km couvrant 15% de la superficie du pays, sa dépendance à l’égard de l’agriculture et les niveaux relativement bas de développement dans les campagnes. Même si les vastes différences de climat, de topographie et de risques propres à chaque territoire rendent difficile une stratégie unique d’adaptation, le Vietnam a montré depuis une dizaine d’années la volonté d’intégrer le changement climatique dans sa politique nationale.
« Avec le changement climatique, l’ennemi n’est pas devant nous, mais à l’intérieur de nous, car nous faisons des choses qui aggravent délibérément la situation. »
En 2017, l’économie du Vietnam a connu une croissance de 6,7%, un des taux les plus rapides au monde. La priorité faite à ce développement fulgurant a un coût : gonflées par l’exode rural, les grandes agglomérations souffrent d’embouteillages chroniques et de niveaux record de pollution de l’air, les pratiques d’une industrialisation non contrôlée épuisent le sol des campagnes ; les rejets de déchets et d’eaux usées étouffent les cours d’eau et l’essor démographique – 95 millions d’habitants en 2017 – met sous pression l’équilibre écologique.
« Avec le changement climatique, l’ennemi n’est pas devant nous, mais à l’intérieur de nous, car nous faisons des choses qui aggravent délibérément la situation ». Dans la mégalopole d’Ho Chi Minh, Hong Hoang a fondé une des plus importantes organisations de défense de l’environnement du pays, Change. Elle se bat sur trois fronts : le trafic de faune sauvage, dont le Vietnam est une des plaques tournantes, les énergies renouvelables, très peu développées malgré un fort potentiel éolien et solaire, et l’atténuation des impacts du changement climatique par des programmes de développement durable.
Interview vidéo d’Hong Hoang :
Dans les dix prochaines années, les besoins en électricité vont tripler au Vietnam, qui a fixé un quota de production de 55 millions de tonnes en 2030.
Selon une étude de l’université d’Harvard,
« d’ici 2030, le Vietnam sera le pays de l’ASEAN le plus touché par la pollution par le charbon en termes de taux de mortalité prématurée due aux émissions des centrales. Au total, on estime qu’il y aura près de vingt mille décès par an supplémentaires en raison de la pollution au charbon, soit cinq fois plus qu’en 2011 ». À travers le pays, de plus en plus de citoyens subissent les effets conjoints du changement climatique et de l’industrialisation.

Dix jours par mois, le professeur Duong Van Ni enseigne l'écologie et la gestion des ressources naturelles : "L'éducation est la chose la plus importante pour que notre pays ait une chance de s'en sortir mais je dis aussi à mes élèves de sortir sur le terrain et d'utiliser leurs cinq sens." L'Université de Can Tho abrite un campus de 60 000 étudiants et est renommée pour ses projets innovants sur les impacts du changement climatique dans l'écosystème des deltas.